Pour mes études je devais interviewer un professionnel de la profession de mon choix. M’étant décidé sur le métier d’ingénieur logiciel (de logiciels libres de préférence), j’ai envoyé un email à Yorba demandant une interview, j’ai rapidement reçu une réponse positive et chaleureuse d’Adam Dingle, le fondateur de Yorba. Environ une semaine plus tard, je lui envoyais par email un questionnaire sur son expérience, sur Yorba et sur l’implication d’un tel travail. J’ai reçu les réponses par email le mardi 20 mars 2012.
Ceci est une traduction de mon interview du fondateur de Yorba Adam Dingle qui a initialement été publiée sur LinuxFr.org.
Origines
Qu’est-ce qui t’a amené au développement logiciel ?
Adam Dingle : Comme beaucoup de personnes dans le domaine, j’ai commencé jeune. 🙂 Quand j’avais environ 10 ans mon père a rapporté de son travail à la maison un livre sur la programmation en BASIC. J’ai immédiatement accroché et j’ai écris des tas des programmes sur papier avant même d’avoir un ordinateur pour les faire fonctionner ! C’était en 1979, bien avant qu’il n’y ait un ordinateur dans chaque foyer aux États-Unis. Finalement nos voisins en haut de notre rue ont eu un TRS-80 et j’allais faire du baby-sitting pour eux afin d’utiliser leur ordinateur quand leurs enfants étaient endormis.
Depuis combien de temps travailles-tu dans ce domaine ?
J’ai commencé à travailler comme programmeur C aux alentours de 1985 quand j’avais 16 ans, donc je suppose que j’ai fait ça pendant environ 27 ans maintenant !
Quelles ont été tes expériences chez Google ?
Google était un endroit génial pour travailler. J’ai adoré être entouré par des collègues qui étaient talentueux, ambitieux et amusants. J’ai beaucoup appris à propos du développement logiciel chez Google et certaines des méthodes de développement de Yorba comme les examens de code ont été influencés par mes expériences là bas.
Quels projets dans le libre dans son ensemble attisent le plus ton intérêt ?
Je trouve que Vala est un langage de programmation très prometteur. Depuis des années j’ai souhaité avoir un langage qui ressemble à du Java ou du du C# mais qui se compile en code natif, sans machine virtuelle, et Vala est précisément cela. Je continue de penser que c’est un peu étrange que Vala génère du C qui passe ensuite par GCC, tout de même. J’espère qu’un jour quelqu’un réécrira Vala en tant que front-end de LLVM.
Je suis personnellement un grand fan du bureau GNOME (cependant pas de GNOME Shell, mais c’est une autre histoire). J’aimerais voir plus de progrès sur les applications de bureautique basées sur GNOME qui peuvent être utilisées à la place d’OpenOffice.org. J’utilise Gnumeric tout le temps et il est génial. Malheureusement Abiword semble très buggué - je pense qu’il a besoin de beaucoup de travail, autrement je serais très heureux de voir un nouveau logiciel de traitement de texte léger basé sur GNOME le remplacer. Ce serait génial d’avoir une application de présentation également, mais malheureusement tant Ease que Glide semblent dormants à l’heure actuelle, sans nouveau code depuis plus d’un an.
Je suis également excité par les projets de Yorba, mais ça, tu savais probablement. 🙂
Développement professionnel
Qu’est-ce qui t’a mené à créer ta propre fondation de développement ?
J’étais frustré par les limitations des applications multimédias (comme les applications de photo, d’audio ou de vidéo) sur les bureaux libres - J’avais la sensation qu’elle avaient dix ans de retard comparées à des applications similaires sur Mac OS. J’ai créé Yorba parce que je voulais une organisation qui pourrait apporter des applications libres multimédias au niveau supérieur.
Pourquoi une fondation plutôt qu’une entreprise ?
Ça semblait être le modèle naturel pour développer du logiciel libre. En plus nous n’avions aucune idée sur la manière faire de l’argent avec nos projets. 🙂 En fait, notre organisation pourrait changer de structure légale. L’Internal Revenue Service n’a pas accordé à Yorba le statut fiscal permettant d’être exempté de taxes. C’est une longue histoire - si tu veux en savoir plus, tu peux écouter l’interview que j’ai donnée pour le podcast Free as in Freedom il y a quelques mois. Cela signifie qu’il n’y a pas tant d’avantages que cela pour nous d’être une organisation à but non lucratif à l’heure actuelle. En attendant, nous avons commencé à faire des activités de conseil en rapport avec nos projets libres, donc nous avons désormais des revenus. Pour toutes ces raisons, Yorba pourrait se transformer en une entreprise plus traditionnelle à but lucratif dans le courant de l’année.
Pourquoi as-tu choisi de ne produire que des logiciels libres ?
J’aime construire du logiciel libre parce que j’aime collaborer avec les autres, parce que je pense que c’est bon pour la planète et parce que je préfère moi-même fortement utiliser des logiciels qui sont libres. Je me remémore l’époque où je travaillais chez Google sur des programmes qui tournaient sur Windows (comme la Google Toolbar et Google Desktop) et parfois c’était incroyablement frustrant de lutter avec des interfaces de programmation (API) très mal documentées de Windows, tout en étant incapable de voir le code source sous-jacent. Je ne veux plus jamais avoir à faire ça. En outre, la majorité des logiciels libres sont là pour un long moment. Dans la majorité des sociétés où j’ai eu à développer des logiciels non libres, ceux-ci n’étaient utilisés que pendant quelques années puis s’évanouissaient définitivement. Même si Yorba fermait ses portes un jour, je suis confiant sur le fait que les logiciels que nous développons continueront à être utilisés (et améliorés) après cela, et j’aime ça.
Comment faites-vous pour gagner de l’argent en produisant des logiciels libres, vivez-vous uniquement de dons ?
Non - comme mentionné ci-dessus, nous sommes désormais rémunérés pour des travaux de programmation, nous permettant de développer du logiciel en rapport avec nos projets libres. Ça aide à payer les factures. 🙂
Qui sont vos mécènes ? Des fondations comme la Gnome Foundation, des sociétés comme Red Hat ou Canonical ou bien des utilisateurs finaux ?
Tous nos dons viennent des utilisateurs finaux, pas de sociétés. Nous réalisons des développements contractuels pour des sociétés comme Red Hat ou Canonical.
Yorba a maintenant du succès (Shotwell est le gestionnaire de photo par défaut de grandes distributions basées sur Gnome comme Ubuntu et Fedora), quelle est à ton avis l’origine d’un tel succès ?
Je pense que nous avons réussi parce que nous avons fait en sorte de connaître les attentes et nous avons coopéré avec les autres acteurs de la communauté - nous allons à de nombreuses conférences sur les logiciels libres comme le GUADEC et le Ubuntu Developer Summit. En outre, je pense que nous avons en permanence écouté nos utilisateurs, nous nous sommes imposés des standards de développements élevés et nous avons travaillé dur.
Décisions professionnelles
Vous travaillez énormément dans l’environnement Gnome (des applications centrées sur Gnome, utilisant Gtk et Vala), comment ont été dirigés les choix techniques ?
Chaque projet chez Yorba a un expert technique à sa tête, qui est un ingénieur expérimenté, qui mène les discussions techniques et qui tranche sur les décisions techniques à prendre.
Qu’est-ce qui motive Yorba à démarrer un nouveau projet comme Geary ?
C’est toujours difficile de choisir entre contribuer à un projet de logiciel libre existant ou de démarrer quelque-chose d’entièrement nouveau. Souvent la bonne décision est de contribuer à ce qui existe déjà, mais il arrive que rien ne soit suffisamment proche de ce que vous voulez vraiment et donc vous savez qu’il est est temps de démarrer quelque-chose de nouveau. Nous avons démarré Geary parce que nous voulions un client email pour le bureau GNOME qui était aussi attractif et utilisable que Gmail l’est dans un navigateur Web, incluant une interface de type conversation et une recherche rapide comme l’éclair. Et, idéalement, nous souhaitions qu’il soit écrit en Vala. Nous ne pensions pas que hacker Evolution nous permettrait d’arriver à nos fins.
Qu’est-ce qui oriente vos choix de design de code et d’interface utilisateur ?
Au sujet des choix concernant le code, je pense que moins il y a de code, mieux c’est. En d’autres termes, entre deux choix d’implémentations, je choisis habituellement celle qui produit le moins de code. Shotwell vient d’atteindre 100 000 lignes de code Vala et notre ingénieur expérimenté Jim Nelson vient tout juste d’écrire un article de blog sympathique exprimant l’ambivalence à ce propos. Je partage ses sentiments : je n’aime pas que les programmes soient trop gros.
Je pense que mon avis est identique au sujet des interfaces utilisateur. J’aime la cohérence et la simplicité d’utilisation. Je n’aime pas les programmes qui sont surchargés et confus. Dans le doute, abstenez-vous.
Implications de la profession
Quelle est la fourchette de salaires du domaine ?
Je ne peux pas répondre à cette question par respect pour la vie privée de mes employés. Je dirais que nous avons eu la chance d’avoir des employés qui (dans l’esprit du logiciel libre et de la coopération) ont été disposés à travailler pour moins qu’ils pourraient obtenir dans une société traditionnelle, et que nous souhaiterions payer plus, si nous pouvions accroître nos revenus.
Quelle est la quantité de travail ?
Depuis que j’ai vu des personnes s’épuiser bien trop souvent chez des éditeurs de logiciel, je crois fortement qu’il faut un équilibre sain entre le travail et la vie personnelle. Chez Yorba chaque employé a six semaines de vacances par an (cependant il n’y a pas de jours de congés officiels, donc si vous voulez prendre vos journées pour Noël ou le nouvel an alors vous devez les prendre sur votre quota de congés). Je pense que c’est relativement généreux selon les standards nord-américains. Nous travaillons rarement le week-end.
Est-ce que ton travail te permet de voyager ?
Comme mentionné précédemment, nous assistons souvent à des conférences sur le logiciel libre. L’été dernier cinq personnes de Yorba étaient au GUADEC (la conférence annuelle de GNOME à Berlin). Personnellement, j’adore voyager et étant donné que la politique de vacances de Yorba est relativement généreuse, certains de nos employés font également par eux-mêmes des voyages de plusieurs semaines de temps en temps.
Est-ce que ton travail empiète sur ta vie de tous les jours ?
Habituellement non. Bien entendu, nous devons travailler dur, en particulier avant la sortie de chacun de nos logiciels (comme maintenant, où nous mettons les touches finales à Shotwell 0.12).
Comment se passe la collaboration avec les autres organisations et sociétés ?
Je pense que nous avons de bons rapports avec les sociétés derrière les principaux bureaux libres, incluant Red Hat et Canonical. Nous nous envoyons souvent des emails les uns les autres à propos de bugs, de calendrier et de sorties. J’aimerais que nous ayons des rapports plus forts avec les universités, qui devraient toutes utiliser des logiciels libres dans leurs départements informatiques, voire au delà.
Que dois-je faire pour avoir l’honneur de travailler avec toi ?
Si tu veux travailler sur nos projets en tant que volontaire, c’est facile : rejoins notre liste de diffusion, compile nos logiciels, parcours notre base de données de bugs et envoie nous des patchs qui corrigent les bugs ou implémentent de nouvelles fonctionnalités utiles. Si tu veux nous rejoindre en tant qu’employé, hé bien, nous n’embauchons pas pour le moment, mais j’espère que nous le ferons plus tard si nos revenus venaient à croître cette année. La meilleure manière de nous montrer que tu serais un super employé est d’être impliqué dans nos projets et de nous envoyer des contributions de code utiles.
Quelque chose d’autre
Quelque chose à ajouter ?
Je pense que le plus grand défi pour le logiciel libre aujourd’hui est de trouver un moyen de le rendre financièrement viable. Je pense que nombre d’utilisateurs de logiciels libres seraient heureux de donner un peu d’argent à ceux qui développent les logiciels qu’ils utilisent, mais nous n’avons pas rendu la chose suffisamment facile pour cela. Je pense que Kickstarter est un incroyable phénomène : ça montre simplement que les gens veulent réellement soutenir les projets qu’ils aiment. Le récent succès des app stores sur les téléphones portables montre également que beaucoup de petits paiements peuvent s’ajouter pour donner des quantités d’argent sérieuses. Ceux d’entre nous qui développent du logiciel libre doivent apprendre de ces exemples et coopérer pour fabriquer une infrastructure qui facilite la tâche pour nos utilisateurs afin de supporter nos efforts de développement.
Merci pour l’interview !
De rien ! 🙂 (en français dans le texte)